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vendredi 31 décembre 2010

Croyance et Liberté

Introduction:

Tout comme le verbe « credere » (croire) dont il dérive, le terme de croyance revêt diverses significations pouvant être classées entre elles selon un modèle à la fois quantitatif et qualitatif. Ainsi, pour chacune des expressions suivantes, « je crois que notre système est juste », «je crois à la justice de notre système », « je crois en la justice de notre système », ou encore, « notre système est juste », l'attitude du sujet est différente, et la croyance qu'il exprime varie proportionnellement.

Il semble donc qu'il soit possible de distinguer entre un sens «fort», synonyme de certitude et traduisant une adhésion sans réserve de l'esprit à une proposition (expression n° 4); un sens plus courant, proche de celui de conviction ou de foi, désignant une confiance absolue en une chose malgré l'absence de toute justification rationnelle (expressions n° 3 et n° 2); et enfin un sens dit «faible»; renvoyant au terme d'opinion, et signifiant un accord exempt de toute certitude (expression n° 1). Pourtant, nous sommes en droit de nous interroger sur cette apparente cohésion de la croyance, qui semble subsister derrière l'éclatement sémantique de la notion.

Ainsi, si nous prenons l'exemple du grec, nous nous apercevons qu'il existait dans cette langue différents termes pour désigner ce que nous regroupons aujourd'hui sous un seul: la «doxa»; ou opinion; la «pistis»; ou foi; et enfin «l’épistémé»; ou science. Plus encore, il semble qu'il ne soit pas possible de traduire le verbe «croire»; avec toutes les acceptions que nous lui reconnaissons (être sûr, penser, conjecturer, douter, avoir confiance, supputer...) dans une autre langue. Il est donc nécessaire que nous nous demandions ce qu'est véritablement la croyance.

Or, que nous parlions de conjecture, de confiance, de conviction ou de foi, l'expression qui revient est «adhésion de l’esprit»; à une proposition, une personne, une action ou une valeur. Et cette adhésion suppose l'assentiment du sujet, c'est-à-dire une démarche à la fois volontaire et réfléchie venant s'ajouter à un sentiment de vérité: je décide de considérer quelque chose comme vraie, et cette décision est confortée par la confiance que j'éprouve envers cette chose.

Mais si croire implique une démarche volontaire, nous devons alors nous demander ce que sont ces croyances qui en nous naissent parfois spontanément et préalablement à tout examen critique. Doit-on continuer à nommer «croyances»; des propositions auxquelles nous adhérons presqu’inconsciemment et dont les valeurs de vérités s'imposent à nous sans que nous ayons à nous interroger à leur sujet?

Par ailleurs, si la croyance véritable est une croyance volontaire et réfléchie, comment peut-on la définir? Qu'est-ce qui la différencie de l'opinion ou de la connaissance? Dans tous les cas en effet, la condition de l'adhésion semble être liée à un accord de la raison. Il faut donc nécessairement que la différence se fasse au niveau de la nature de cet accord, de cet acte du «tenir pour vrai»; qu'exprime la croyance. Cet accord, dirons-nous, fait appel à la volonté et donc renvoie à notre liberté de penser et de décider

Or, quelle que soit la définition que nous accordions à la liberté, nous nous apercevons qu'elle renvoie au caractère raisonnable de l'être humain. Car être libre suppose non seulement que j'aie conscience d'un certain pouvoir d’autodétermination, mais encore que je puisse user de ce pouvoir «en connaissance de cause»;, c'est-à-dire en étant capable de justifier mes décisions. Cela signifie-t-il que la croyance est essentiellement raisonnable et rationnelle?

Si tel était le cas, l'on voit mal ce qui différencierait la croyance de la connaissance, et il faudrait avouer que nous n'avons que des certitudes rationnelles, des opinions ou des préjugés. Or, c'est un fait, la croyance existe, et elle semble même avoir une grande importance dans notre existence et dans notre rapport au monde. Il faut donc pouvoir conserver à la croyance une part d'indépendance vis à vis de la raison, pour qu'elle puisse exister. La difficulté devient dès lors de concilier en une notion unique des caractères aussi différents les uns des autres que la rationalité, la liberté et la subjectivité (en ne voyant pour l'instant sous ce terme qu'une opposition à l'objectivité, caractère de ce qui ne fait intervenir aucun élément lié à l'affectivité ou à la personnalité). En quel sens peut-on dire que la croyance est un acte libre? Quels sont les rapports de la croyance et de la liberté?

Cette question en effet s'impose, puisqu'il semble difficile que la liberté puisse ne pas dépendre entièrement de la raison: je ne peux être dit libre que parce que mes actes et mes pensées ne dépendent que d'un raisonnement et non d'un réflexe ou d'une habitude. Il faut donc qu'à chaque instant j'aie conscience de ce que je fais. Or, comment puis-je continuer à croire si j'ai conscience que ce à quoi j'adhère n'est pas entièrement rationnel? Comment la croyance peut-elle être dite libre si elle échappe ne serait-ce que partiellement à ma réflexion, si le sujet réfléchissant que je suis n'est pas entièrement responsable de la vérité que revêt pour lui ce à quoi il adhère? Y-a-t-il réellement une liberté de croire, ou bien ne faisons-nous finalement que croire en cette liberté? Comment faut-il comprendre ces quelques lignes de Alain à propos de la foi: «Volonté de croire, sans preuve et contre les preuves, que l'homme peut faire son destin et que la morale n'est donc pas un vain mot. Le donjon de la foi, son dernier réduit, c'est la liberté même; et il faut y croire, car sans y croire, on ne peut l’avoir»; (Définitions). Car l'enjeu de ce rapport en la croyance et la liberté n'est pas uniquement théorique: de ce rapport dépend la condition même de notre existence.



1ère partie:

Il existe bien des circonstances dans lesquelles on emploie le terme de croyance, et, si l'on en croit Alain, celle-ci posséderait de nombreuses modalités: «Au plus bas, croire par peur ou par désir (...). Au dessus, croire par coutume et imitation (croire les rois, les orateurs, les riches). Au dessus, croire les vieillards, les anciennes coutumes, les traditions. Au dessus, croire ce que tout le monde croit (que Paris existe, même quand on ne le voit pas...). Au dessus, croire ce que les plus savants affirment en accord d'après des preuves (...) »; (Définitions). La croyance semble donc pouvoir dépendre de plusieurs facteurs, les uns extérieurs à l'individu, les autres intérieurs.

Ainsi, si l'on prend l'exemple de l'enfant, et que l'on observe son évolution psychologique, l'on voit que ce dernier fait preuve dans son rapport au monde de certaines attitudes bien spécifiques à son âge. Afin de les éclairer, il semble qu'il soit possible de les rapprocher de certaines croyances ou attitudes dites primitives ayant été observées dans certaines sociétés, telles que «l’animisme»; qui traduirait une tendance naturelle à attribuer une âme à toute chose, le «réalisme»;, qui ferait que l'enfant croit souvent à ce qu'il pense, indépendamment de la réalité que nous qualifierons de concrète, «’artificialisme»;, qui le pousserait à considérer toute chose comme ayant été spécialement créée en vue d'une fin précise (que le frelon est fait pour piquer), ou encore le «syncrétisme»;, dont Piaget nous dit que ce serait une tendance à tout lier à tout, et donc à imaginer des liens entre choses étrangères les unes aux autres.

Il s'agirait donc ici d'une tendance presque irrépressible de l'enfant à croire à ce qu'il voudrait voir exister, un peu comme si il se mettait à croire en ses rêves: l'on constate une rupture avec la réalité au profit d'un retranchement en soi-même, indépendamment de la raison. Les croyances ainsi produites devraient donc leur existence et leur structure aux exigences mêmes de notre développement psychologique: elles seraient en quelque sorte déterminées par le stade de notre évolution génétique. Sur ce point cependant, nous ne saurions nous dispenser d'émettre quelques réserves, dans la mesure où une telle systématisation de la psychologie enfantine peut surtout traduire de la part des chercheurs une attitude elle aussi bien spécifique: le désir d'imposer à la réalité un cadre rigide et parfois artificiel, afin de la plier aux exigences de notre raison. Une telle théorie en effet pourrait se voir aisément qualifiée «d’intellectualiste», et dans ces conditions, s'y attacher trop longtemps nous ferait courir le risque de vouloir expliquer la croyance par d'autres croyances.

Chez l'adulte, animisme, réalisme, artificialisme et syncrétisme (si tant est que ces termes renvoient effectivement à quelque chose de réel) peuvent encore subsister, mais ces déterminations psychologiques ne sont plus prédominantes. D'autres motifs agissent qui sont liés plus directement à notre «angoisse intellectuelle», au besoin de consolation et de compréhension que nous pouvons éprouver lorsque nous sommes confrontés à des questions telles que celles de la mort, du mal, de la souffrance, de l'injustice, et de notre faiblesse en général. Il suffit pour le comprendre de regarder quelle est la situation de l'homme dans la nature.

Pour découvrir ce qu'il est vraiment, il faut que l'homme se compare à tout ce qui l'entoure, et tout dans cette comparaison devient pour lui source d'humiliation: il apprend tout d'abord de ses connaissances naturelles sa finitude par rapport à l'univers. Bloqué, enfermé entre un infiniment grand et un infiniment petit dans lesquels sa pensée se perd, il doit prendre conscience de sa véritable condition, et admettre qu'il vit dans un milieu qui le dépasse et dont il ne connaît ni l'origine, ni les fins. De cette ignorance face à la nature découle l'ignorance du sens de sa propre vie: méconnaissant des principes qui font qu'il existe, il ne sait pas en vue de quoi il existe. Il se rend également compte, peu à peu, que sa science n'épuisera jamais le champ de la réalité, qu'elle restera toujours imparfaite et inachevée, malgré l'apparence de certitude et de précision qu'elle revêt.

A partir de ces problèmes, et par réaction, l'homme imagine des solutions, et se met à espérer en leur réalisation. Il y projette ses espoirs, et finit par se créer un univers répondant entièrement à ses attentes: un processus de mise en forme des désirs par l'idéalisation s'opère, processus au cours duquel une conviction se forme sous l'emprise du désir. Preuves en sont toutes les qualités anthropomorphiques que nous retrouvons dans les croyances ainsi formées (bonté, amour, justice...), qualités auxquelles l'homme aspire, mais qu'il ne se croit pas en mesure de réaliser dans le monde, et qui sont pour lui objets de frustration.

Ce que l'on nomme ici «croyance»; parait en fait être le résultat inconscient du refus de la condition humaine, c’est-à-dire que c'est une production de notre affect, de cette impression d'attraction vis à; vis d'une condition dont nous désirerions qu'elle soit la notre, et de répulsion vis à; vis d'une autre qui est effectivement la notre. L'homme finit par croire ce qu'il ne fait que désirer, et l'objet de sa croyance n'est rien d'autre que ses propres désirs.

Mais dans la mesure où de telles croyances doivent leur existence à un processus de formation essentiellement inconscient, et qu'elles sont généralement rapportées à des mouvements affectifs dominants, à une logique du sentiment, nous sommes en droit de nous demander si le terme que nous utilisons pour désigner de telles «productions»; est bien approprié. Ne serait-il pas plus juste ici d'employer celui d'illusion? En effet, est qualifié d'illusion ce qui résiste à toute démarche rationnelle et à toute critique, parce que totalement incompatible avec le doute, seule possibilité qu'a l'esprit de s'interroger sur la réalité ou la vérité d'un fait ou d'une proposition.

Sur ce point, nous distinguerons deux conceptions possibles de l'illusion. Tout d'abord, ce que nous nommerons avec Kant «l’illusion transcendantale»; qui correspondrait à une infirmité fonctionnelle de notre subjectivité, à une tendance naturelle à former des jugements au delà des limites de l'expérience possible. C'est le cas par exemple de cette affirmation selon laquelle le monde doit avoir un commencement dans le temps et une limitation dans l'espace: il est évident qu'une telle affirmation se situe hors des limites de notre expérience, et pourtant, elle reste en nous «même après qu'on l'a découverte et que la critique transcendantale en a clairement montré le néant»; (Critique de la raison pure; Dialectique transcendantale). Une telle illusion est en fait plus subie que créée, puisque, bien qu'ayant son siège dans la raison pure, elle reste irréductible à notre volonté, et s'impose à nous comme une nécessité du fonctionnement de notre raison. Et c'est en ce sens, à partir de cette irréductibilité de l'illusion à la volonté, que l'on a pu également penser l'illusion comme étant générée par le désir de notre subjectivité, puisque le désir est ce qui, dans le fonctionnement de la raison, échappe à notre raison, comme si il s'affranchissait d'elle.

L'illusion est alors considérée comme étant un dérivé de nos désirs dont la force serait telle qu'il nous empêcherait d'accéder à la compréhension des choses, et ferait obstacle à la pensée active, c'est-à-dire analytique ou synthétique. Les illusions surgiraient finalement inconsciemment «pour supporter le poids de l’existence»; (Au delà du principe de plaisir; Freud; XIII; § 6); elles ne peuvent donc pas être confirmées, et en ce sens elles se distinguent de la croyance véritable qui semble impliquer un jugement.

Car, pour qu'il y ait croyance, il faut que l'esprit adhère à une proposition, une valeur, une action ou une personne. Or, l'esprit ne peut adhérer à quelque chose que de deux façons: ou bien il y est porté par l'objet même, ou bien il y est porté par un attachement volontaire à un parti plutôt qu'à un autre. Ici, l'objet du désir n'est pas réel, et la volonté n'intervient pas.

Les illusions se distinguent également de l'erreur en ce qu'elles ne sont pas forcément fausses ni contradictoires avec la réalité. Par ailleurs, alors que l'erreur peut-être aisément rectifiée par une révision de la méthode ayant conduit à la détermination de l'esprit, tout comme c'est le cas pour ce que Kant nomme «l’illusion logique»;, simple défaut d'attention dans le raisonnement, les illusions véritables ou «apparences transcendantales», s'inscrivent en nous sans que nous ayons préalablement le loisir d'examiner comment elles se forment.

Dans l'illusion, les causes ne sont donc pas conscientes et par conséquent l'adhésion n'est ni réfléchie ni volontaire, mais presque instinctive: la liberté, si nous entendons par là l'état d'un être qui agit conformément à sa raison, est absente, et croire, pris en ce sens, ne peut qu'entraîner une aliénation de l'homme. Car au lieu de tenter de rendre effectives les valeurs qu'il juge être les bonnes, il croit la solution ailleurs et se contente d'attendre et d'espérer. Il devient incapable de réagir efficacement, et subit sa croyance comme il subirait une drogue: passivité et dépendance en sont les caractéristiques.

« Réalisation fantastique de l'être humain»; (Marx; Critique de la philosophie du droit de Hegel; Ed. Soc. p.41), «Reflet du monde réel» (Le Capital; I; 1ère section; 1), image inversée de l'image que l'homme a de lui-même, ..., la croyance-illusion semble devoir être totalement déconsidérée, car la valeur qui est la sienne n'est finalement qu'onirique. Produisant l'aliénation et donc entravant la liberté, elle semble venir dénaturer l'homme.

Mais nous disions plus haut que la «croyance»; pouvait dépendre de plusieurs facteurs. Nous avons vu ce qu'il en était des facteurs internes, voyons maintenant ce qu'il en est des facteurs externes.

Si nous reprenons l'exemple de l'enfant, nous nous apercevons que celui-ci n'a pas d'autre choix que de tenir pour vrai ce qu'on lui enseigne s'il veut survivre et échapper aux dangers que son ignorance lui fait courir: il est, par ignorance, exposé à la croyance. Le milieu éducatif et social dans lequel il est plongé dès sa naissance lui suggère ou lui impose, consciemment ou inconsciemment, les croyances les plus diverses: «Pour ce que nous avons tous été enfants avant que d'être hommes, et qu'il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs et si solides qu'ils auraient été si nous avions eu l'usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n'eussions jamais été conduits que par elle.»; (Descartes; Discours de la méthode; II; LP p. 104).

D'un côté sa croyance peut se justifier par un jugement et une pensée encore balbutiants, et d'un autre, elle est le reflet de son aspiration à la connaissance et de l'éducation qu'il reçoit. On ne saurait en effet lui enseigner quelque chose sans d'abord lui faire croire en cette chose, puisque les démonstrations nécessaires à la constitution d'un savoir ne lui sont pas encore forcément accessibles: incapable de juger objectivement le savoir qu'on lui propose, l'enfant est réduit à l'accueillir passivement et à faire de lui une croyance nécessaire, enchaînée, reliée presque mécaniquement à celles qu'il possédait déjà. C'est en ce sens que Rousseau a pu dire que de l'enseignement il fallait ôter les connaissances que l'enfant n'est pas en mesure de comprendre: «Il faut encore ici ôter les vérités qui demandent, pour être comprises, un entendement déjà tout formé; celles qui supposent la connaissance des rapports de l'homme, qu'un enfant ne peut acquérir; celles qui, bien que vraies en elles-mêmes, disposent une âme inexpérimentée à penser faux sur d'autres sujets.» (Emile ou de l'Education; Livre III; GF. p. 213). Déjà naturellement enclin à la croyance, l'enfant peut voir celle-ci se développer de façon importante si l'enseignement qu'on lui prodigue n'est pas adapté, c'est-à-dire si en même temps qu'on lui inculque des «connaissances», on ne lui donne pas aussi les moyens de les critiquer, de juger par lui-même de leur valeur et de leur utilité en faisant usage de sa raison

Chez l'adulte, la croyance peut encore être liée à l'ignorance, mais cette fois elles se constitue afin de répondre à une situation d'urgence, et d'apporter une solution temporaire: si le médecin dit au malade que son mal a besoin de tel ou tel remède, ce dernier est bien obligé de le croire.

Il existe également chez lui toute une série de croyances dites «naturelles», liées à l'expérience, qui lui permettent aussi bien de prévoir, que d'agir ou de s'adapter à des situations particulières. C'est ainsi, par exemple, que «l’idée d'immersion est si étroitement unie à celle de l'eau, et l'idée d'asphyxie à celle d'immersion, que l'esprit opère la transition sans l'aide de la mémoire. La coutume agit avant que nous ayons eu le temps de la réflexion.»; (Hume; Traité de la nature humaine; Livre I; Partie 3; Section VIII). Ce que nous nommons ici «croyance» serait donc en fait une idée un peu plus forte que les autres, car produite par une impression présente, de telle sorte qu'elle serait déterminée non pas par la raison, mais par l'accoutumance ou par association d'idées. Elle correspondrait à un principe psychologique à partir duquel l'homme, ayant souvent expérimenté qu'à tels phénomènes ou telles impressions succédaient tels ou telles autres, finit par croire que cette succession est nécessaire. L'habitude devient alors si forte qu'elle finit par s'imposer à notre esprit comme le ferait une vérité démontrée, et que l'on ne peut s'en détourner sans se faire violence.

En fait, nous dirons de l'habitude qu'elle est de l'ordre du déterminisme, de par sa constance et sa répétition qui nous permettent d'expliquer, voire de prévoir, assez facilement l'attitude d'un individu. Le déterminisme en effet est le caractère d'une chose dont l'existence dépend d'une autre, et qui, par conséquent, peut-être tout aussi bien prévue que produite ou empêchée volontairement, dès lors que l'on peut en étudier les causes. Notons cependant que cette «maîtrise»; de l'habitude, que cela soit une habitude physique (réflexes) ou psychologique (obsession), n'est finalement vraie que pour un sujet qui en étudie un autre. Car si l'on peut constater sur soi l'effet de certaines habitudes, il reste très difficile à un individu de les rectifier par lui-même, et, la plupart du temps, celles-ci s'imposent à lui inconsciemment: ce n'est généralement que le regard d'autrui qui peut les mettre en évidence.

De façon plus générale, et par analogie, il est possible de dire que la croyance est une nécessité sociale.

En effet, la vie en société exige une confiance mutuelle des hommes, confiance sans laquelle aucun consensus ne pourrait être atteint: «La vie que l'on nomme sociale suppose une succession d'actes de foi: on ne peut pas, à chaque seconde, mettre en doute la parole de l'autre. Il faut bien croire d'abord pour survivre. On s'interroge après». (Cl. Roy; Les chercheurs de dieux; p. 37). Mais surtout, l'homme ne pouvant pas vivre autrement qu'en société, il est imprégné de la structure de cette dernière, il appartient à la société dans laquelle il est né et dans laquelle il a été élevé, et dont il a assimilé plus ou moins consciemment les coutumes. Celles-ci opèrent en lui dès lors que la réflexion ou la raison sont absentes de la détermination, un peu à la manière d'un automatisme: les coutumes se constituent peu à peu en une seconde nature qui en nous prend la direction de nos actes dès lors qu'il s'agit de nous déterminer dans notre vie sociale. Nous pouvons rappeler sur ce point ce que nous en a dit Montaigne: «Violente et traîtresse maîtresse... en établissant en nous, peu à peu, à la dérobée, le pied de son autorité: mais par ce doux et humble commencement, l'ayant rassis et planté avec l'aide du temps, elle nous découvre tantôt un furieux et tyrannique visage, contre lequel nous n'avons plus la liberté de hausser seulement les yeux... Les lois de la conscience naissent de la coutume, chacun ayant en vénération interne les opinions et moeurs approuvées et reçues autour de lui, ne s'en peut déprendre sans remords, ni s'y appliquer sans applaudissements.» (Essais; I, XXIII, Pléiade p. 144).

Les coutumes sont en fait des croyances plus ou moins collectives adoptées par chaque individu, croyances le plus souvent maintenues et exprimées par des cérémonies ou rites qui les rendent sensibles à chacun et les rappellent à leur mémoire. Sur ce point, nous pouvons opérer un rapprochement avec la définition de la religion que Durkeïm nous a livrée dans sa conclusion des «Formes élémentaires de la vie religieuse » : «Une religion est un ensemble solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale appelée Eglise ceux qui y adhèrent». La religion en effet prend parfois essentiellement appui sur la structure de la société, et si l'on l'étudie indépendamment des éléments purement théologiques, l'on s'aperçoit que l'un de ses objectifs primordiaux est le maintient de l'ordre et de la cohésion sociale.

La fonction de la croyance semble donc être ici de nous aider à vivre en collectivité, en permettant l'intégration des individus aux idéaux collectifs. Mais parce que cette intégration est nécessaire pour le maintient d'une vie sociale, parce que dans certains cas la croyance peut devenir un devoir (dans le respect et l'approbation des lois par exemple), de telles croyances ne sont que nécessaires et peuvent faire obstacle au choix délibéré.

Mais n'est-ce pas là, une fois encore, un abus de langage que de vouloir qualifier de croyance ce qui, le plus souvent, ressemble plutôt à de la crédulité?

Dans le cas de l'enfant, bien que celui-ci soit très tôt en possession de tous ses sens, son jugement n'en reste pas moins infirme pendant un temps assez long, de telle sorte que tout ce qui se présente à lui sous le mode de l'évidence sensible parvient à s'imposer. Victime des représentations qui le frappent, l'enfant est incapable de les refuser ou de les accepter volontairement et par connaissance, et ce du fait même du manque de rationalité et d'objectivité qui le caractérise.

Bien que quelque peu différentes, les croyances dites naturelles dont nous avons signalé la présence chez l'adulte, possédant une caractéristique commune avec celles de l'enfant en ce qu'elles sont indépendantes de toute réflexion et en ce que finalement elles pourraient n'être assimilées qu'à un simple sentiment, à une intuition immédiate et vague qui produit en moi une certaine conviction, sans pourtant que j'en aie rechercher la justification.

Quant aux croyances exigées par la vie en société, dans la mesure où elles sont nécessaires, elles font entrave au raisonnement, ou tout au moins le précédent pour ce qui est de la confiance en autrui. Toutes ces croyances sont donc involontaires et indépendantes du sujet réfléchissant, et en ce sens, il semble que ce soit le terme de préjugé ou «préconcept»; qui leur soit le mieux adapté, si nous entendons par «préconcept» des représentations essentiellement attachées aux excitations sensorielles et n'ayant pas acquis le niveau intellectuel suffisant pour devenir une idée. Dans le cas des préjugés comme dans celui des préconcepts, ce sont les images, l'affectivité et la subjectivité qui prennent le pas sur la raison, et qui provoquent la détermination sans que celle-ci ait de motifs rationnels, et avant que la prise de conscience puisse avoir lieu.

Notons cependant qu'il est possible de se débarrasser de certains de nos préjugés par le raisonnement (non pas de tous, car, par exemple, les préjugés portant sur moi-même sont souvent des obstacles à notre évaluation personnelle). En réfléchissant sur ce que j'approuvais un peu rapidement auparavant, je deviens apte à juger de ce que je croyais: je prends conscience de la nature de mon adhésion, et je deviens en mesure de choisir s'il faut ou non que je la maintienne. La coutume, par exemple, n'est pas forcément stérilisante de l'esprit. Il se peut faire que je la suive non par réflexe mais parce qu'elle m'est utile, ou par conformisme: dans ce cas, il s'agit d'une attitude tout à fait artificielle, et ma démarche peut-être dite rationnelle.

Je peux également mettre en doute ce que l'on m'a appris dans mon enfance et prendre conscience du fait que ce que je considérais comme un savoir n'était en fait qu'une croyance. Le doute en effet peut conduire à la recherche d'un fondement de la croyance, et est par là même une voie d'accès à la connaissance. Il est ce qui parfois conduit l'esprit à réviser ses croyances par la critique, et lui permet d'atteindre une connaissance plus claire de la vérité. Peut-être même pouvons-nous aller jusqu'à dire que la croyance constitue une base de notre savoir puisqu'à partir d'elle, et par réflexion sur elle, l'on peut atteindre à la connaissance. Celle-ci deviendra dès lors volontaire, ou ne sera plus: soit que je ne croirai plus, soit que ma croyance se sera transformée en connaissance.

Mais qu'est-ce qu'une croyance volontaire? Qu'elle différence y-a-t-il entre la croyance et la connaissance?



2ème partie:

Dans la Critique de la raison pure, Kant définit la croyance de la façon suivante: «L’opinion est une croyance qui a conscience d'être insuffisante aussi bien subjectivement qu'objectivement. Si la croyance est subjectivement suffisante, et si en même temps elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin, la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu'objectivement s'appelle science» (Canon de la raison pure; III). En fait, la distinction qui est ici opérée par l'auteur entre suffisance subjective et suffisance objective n'est pas seulement destinée à marquer le caractère individuel ou collectif de la croyance, mais tend essentiellement à rapporter l'analyse à celle des différents degrés de la connaissance.

Ainsi, l'opinion, assimilée au degré le plus faible de la croyance, renvoie à cette «marchandise prohibée»; que beaucoup de philosophes ont voulu condamner, parce qu'elle transcrivait un jugement relatif effectué en l'absence totale de preuves, et ne pouvant donc servir de fondement à aucune connaissance véritable. En fait, il faut avouer que rares sont ceux qui admettent n'avoir que des opinions, et, en règle générale, celles-ci prennent la forme de jugements tenus pour vrais par celui qui les émet, alors qu'elles ne s'appuient sur aucun argument objectif.

Bien sûr, l'on a pu parler durant un temps d'une opinion droite, accompagnée de raison. Ainsi chez Platon, si la «doxa» désigne bien une connaissance instable car portant essentiellement sur les apparences, et ainsi, constituant un état intermédiaire entre l'ignorance et la science, il est également question d'une opinion droite et vraie. Mais cette opinion est semblable aux statues de Dédales: «En effet, les opinions vraies, tant qu'elles demeurent, sont de belles choses et produisent toutes sortes de biens; mais elles ne consentent pas à rester longtemps; elles s'enfuient de notre âme, de sorte qu'elles ont peu de valeur, tant qu'on ne les a pas enchaînées par la connaissance raisonnée de leur cause» (Ménon XXXIX; 97d) (Cf aussi sur ce point Théétète 187 b - 210 a). L'on trouve également de telles opinions chez Aristote, pour qui l'opinable et le scientifique ne se distinguent que par les liaisons qu'ils impliquent entre les concepts: dans le jugement scientifique, c'est une nécessité rationnelle qui est exposée, alors que dans l'opinion, les liens entre concepts ne sont pas encore nécessaires. «Les hommes d'expérience savent bien qu'une chose est, mais ils ignorent le pourquoi, tandis que les hommes d'art connaissent le pourquoi et la cause» (Métaphysique; A; 1; 981 a; 30).

Mais nous savons, pour l'avoir tous expérimenté, qu'il est le plus souvent impossible de recourir à une telle forme d'opinion, puisque celle-ci court constamment le risque d'être altérée par des causes affectives ou par une déformation de la volonté. Souvent en effet, l'origine de nos opinions est à chercher non pas dans nos jugements, mais dans l'éducation que nous avons reçue, ou dans nos habitudes sociales. On retrouve ici ce qualificatif de «crédulité»; que nous avons plus haut accordé à certaines formes de ce que le sens commun nommait «croyance»;, mais qu'une réflexion sérieuse permet de faire disparaître, ou tout au moins de relativiser: «Il me fallait entreprendre sérieusement, une fois dans ma vie, de me défaire de toutes les opinions que j'avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences» (Descartes; Méditations métaphysiques; I).

En fait, s'il y a bien dans l'opinion une certaine appréhension de la raison qui la fait se rapprocher de la connaissance, cette appréhension ce fait en l'absence de preuves et ne peut produire aucune certitude: elle est la conscience de l'éventuelle fausseté de la proposition actuellement tenue pour vraie, conscience qui cependant n'est pas systématique.

Aussi, le degré de croyance assimilé à l'opinion correspondrait à une forme de choix effectué dans le doute et faute de mieux: «Je veux bien te croire, mais ... ». Au sens faible, croire serait donc accepter momentanément de donner son accord à une proposition, mais en se réservant le droit de changer d'avis, et le premier degré de la croyance ressemble à ce que l'on nomme une conjecture, c'est-à-dire à une simple supposition ou hypothèse. «Croire sous bénéfice d'inventaire... ». Insistons cependant sur le fait que l'opinion ou la croyance dont nous parlons ne sont pas pour autant assimilables à des décisions prises dans l'indifférence, d'une part parce qu'il est difficilement concevable qu'une telle indifférence soit possible, et d'autre part parce qu'il est clair que l'esprit, lorsqu'il penche d'un côté plutôt que d'un autre, le fait en fonction de son intérêt: on croira de préférence, si le choix nous en est laissé, ce qui nous plaît le plus. C'est d'ailleurs là l'un des rôles de l'opinion: pouvoir se déterminer en cas d'urgence en évaluant rapidement qu'elle attitude est la meilleure dans une situation donnée.

Vient ensuite, dans l'échelle de la croyance, ce que Kant appelle la foi, et qui relèverait du domaine de la persuasion, en ce qu'elle s'appuie essentiellement sur la «nature particulière du sujet». En effet, la persuasion désigne un acte par lequel l'esprit adhère à une proposition qui lui apparaît comme vraie, et qui est entraîné non par des raisons objectives, mais par un accord subjectif: être persuadé de quelque chose, c'est tenir pour vraie cette même chose bien que rien ne le justifie rationnellement, et parce qu'elle n'entre pas en conflit avec nos autres pensées ou avec nos sentiments. Ce caractère de la foi est d'ailleurs visible dans le terme grec qui la désigne -pistis-, lequel dérive du verbe peïthomaï, persuader.

La foi donc, serait une forme de confiance du sujet vis à vis de certains signes, le résultat de la crédibilité d'une proposition, mais d'une crédibilité non fondée sur la vérité. Ainsi, chez Platon, la foi désigne un degré bien spécifique de la connaissance: celui où l'adhésion ne dépend pas d'une démonstration ni n'exige la compréhension des fondements et des essences (République; VI). Chez Aristote, la foi est même assimilée à l'objet de la rhétorique, comprise comme l'art de «découvrir tout ce qu'un cas donné comporte de persuasif» (Rhétorique; I; 1355b), c'est-à-dire, en d'autres termes, comme la faculté de découvrir tout les moyens pour se faire croire sur tout. C'est ainsi que durant un discours, le rhéteur utilisera des arguments reposant sur les intérêts et les passions humaines, afin de faire appel à la subjectivité de son auditeur. La spécificité de la foi semble donc tenir dans cette persuasion, et il nous faut la décrire comme cet état d'un esprit qui adhère à ce qui lui apparaît comme vrai, mais dont l'adhésion est essentiellement subjective puisque s'appuyant sur des arguments où joue certes notre intellect, mais surtout notre affectivité.

Notons par ailleurs que la persuasion ne désigne pas seulement l'état d'un être persuadé, mais aussi l'acte par lequel un sujet en persuade un autre. Et en ce sens, il nous faut donc également préciser que la foi, si il se peut faire qu'elle soit communiquée à autrui, ne peut l'être que sur le mode de la persuasion, faute d'arguments ou de preuves objectives, ce qui explique d'une part l'attention portée au soin du style dans les textes religieux ou militants, et d'autre part, les arguments utilisés qui, pour la plupart, renvoient à notre affectivité.

Quant à la croyance au sens fort, elle est assimilée à la science, c'est-à-dire à une certitude excluant le doute, et ou l'adhésion de l'esprit est emportée entièrement rationnellement: la vérité de l'objet de croyance s'appuie sur des preuves objectives, c'est à dire qu'elle est le résultat d'un raisonnement qui, s'il est suivi par plusieurs personnes différentes, conduira ces dernières à des conclusions identiques, non pas parce que les influences auront été les mêmes, mais parce que les relations qu'il implique sont absolument nécessaires. Sur ce point encore, nous pourrons nous référer à Aristote pour qui «l’épistémé» (science) désigne la connaissance des causes nécessaires, par opposition à l'opinion, et consiste en une démonstration ou en un enchaînement logique des connaissances rationnelles.

Fin de toute connaissance, la science serait un savoir universel, absolument fondé, et atteint lorsque la chose est perçue par sa seule essence, c'est-à-dire lorsque nous connaissons non seulement la cause par laquelle la chose est, mais encore lorsque nous savons qu'il est nécessaire que cette chose soit telle et non pas autrement. Ceci implique qu'il ne peut y avoir de science que du général, le particulier relevant quant à lui du contingent.

Mais surtout, la science se caractérise par un double savoir, puisque pour avoir la science, il est nécessaire de savoir que l'on sait. Car la science n'est elle-même possible que si le sujet pensant a conscience de lui-même, s'il est capable de réfléchir à propos de la nécessité de ses démonstrations, s'il peut faire la part de ce qui, dans ses raisonnements, relève du subjectif ou de l'objectif. Savoir quelque chose exige que l'on sache comment et par quelles voies nous avons acquis ce savoir; quelle méthode nous avons suivi pour l'atteindre. Il faut avoir l'idée de ce qu'est la science et avoir réfléchi à son propos.

Dès lors la croyance qui correspondrait à la science peut-être dite légitime en ce qu'elle est entièrement justifiée par le raisonnement, c'est-à-dire en ce qu'elle est entièrement indépendante de notre sensibilité ou de notre affectivité: croire au sens fort, c'est savoir; c'est avoir compris une chose et être en mesure de l'expliquer à autrui.

L'on voit donc que, dans chacun des cas énoncés ci-dessus, ce que l'on entend sous le terme de croyance ne peut être en fait rien d'autre que la valeur subjective du jugement, c'est-à-dire ce qui, dans le jugement même, dépasse l'expérience et la pure rationalité: la croyance désigne l'assentiment, la façon dont le sujet réagit vis à vis de la proposition qu'il a à examiner, le degré de la confiance qu'il lui accorde. Or, cette confiance ne peut être le résultat que d'une décision volontaire, consciente, et exprimer un libre engagement, sinon, la croyance exprimée redeviendrait le fruit d'un déterminisme quelconque. Cela sous-entend que la vérité ne s'impose pas forcément à l'esprit de façon évidente, mais qu'il faut parfois aller au delà des limites de l'entendement pour valider les réponses aux questions que la raison se pose. Cela exige par ailleurs que nous distinguions la croyance véritable à la fois de l'opinion et de la science.

En effet, si la croyance est une affirmation volontaire concernant la valeur d'une proposition, elle suppose que le sujet qui croit décide librement de considérer une proposition comme vraie, qu'il décide d'instaurer sa croyance en certitude en en excluant volontairement le doute. Or, dans l'opinion, si bien sûr l'on admet que le sujet pensant connaisse la valeur véritable du type de proposition qu'il émet, le doute reste présent sous la forme d'une conscience qui accepte la possibilité de l'erreur. Alors que la croyance vise la certitude, l'opinion accepte sa relativité, et sort donc du champ de la croyance: «Parmi les choses qu'on ne sait pas (...), il y en a sur lesquelles on suspend son jugement, et avant et après l'examen; c'est ce qu'on appelle doute. Et quand, dans le doute, on penche d'un côté plutôt que d'un autre, sans pourtant rien déterminer absolument, cela s'appelle opinion.»; (Bossuet; De la connaissance de Dieu; I; XIV). La croyance au contraire résulte d'une décision: celle de tenir quelque chose pour vrai. Si je ne me prononce pas sur la valeur de ce que j'ai à examiner, ou si j'admets que je peux me tromper, je ne peux pas croire, et je suis condamné à rester dans l'indétermination ou l'incertitude.

Si, au contraire, l'on parle bien de certitude tant dans la croyance que dans la science, ce qui crée ici la différence vient de la nature de cette certitude: alors que dans la science, la certitude à des motifs d'ordre purement intellectuel et s'accompagne d'évidence, la certitude que vise la croyance n'est pas actuelle, et est plutôt de l'ordre de la subjectivité.

Car pour qu'il y ait évidence, il faut non seulement que la proposition faisant l'objet du jugement soit comprise, mais encore que le sujet pensant se soit posé la question de la vérité de cette proposition. Or, la croyance, en ce qu'elle est affirmation volontaire au delà des limites de l'entendement, suppose premièrement que l'objet de croyance n'est pas entièrement compris (sinon il n'y aurait pas besoin d'un acte de volonté pour que la proposition soit tenue pour vraie), et deuxièmement que le doute (c'est-à-dire la question de la possibilité de l'erreur) soit exclu volontairement et non pas par démonstration d'une vérité. Car même si le savant admet qu'il peut se tromper, son doute est une exigence de sa science: il doute pour affermir son savoir, pour se faire la preuve qu'il n'a justement plus de raison véritable de douter.

Rappelons en effet que l'on ne recherche généralement des preuves que de ce dont on n'est pas convaincu, de ce dont on doute, et que, de plus, doute et certitude sont finalement indissociables: «Le doute s'impose à la certitude comme une indispensable révision, comme une condition de son progrès par l'élimination croissante de la subjectivité» (H. Delacroix; Nouveau Traité de Psychologie; Tome V; III). Or, vouloir ôter d'une croyance ce qui en elle relève de notre subjectivité, c'est vouloir la transformer en une connaissance, et donc l'annihiler. Il faut par conséquent admettre qu'il y a d'une part un domaine spécifique à la science, caractérisé par le démontrable ou l'explicable, et d'autre part un domaine réservé à la croyance où toute prétention pour démontrer quelque chose est vaine, et où l'important n'est pas de prouver, mais de se déterminer, de choisir (Cf le religieux ou le politique, par exemple).

En fait, plutôt que le terme de certitude, il serait plus juste, en parlant de la croyance, d'utiliser celui de conviction qui transcrit ce qui dans la croyance a un aspect intellectuel, tout en n'ayant cependant pas de justification entièrement rationnelle.

Etre convaincu, c'est adhérer à une proposition à la fois pour des motifs rationnels et affectifs, mais les motifs rationnels sont en plus grand nombre et autorisent une réflexion au moins partielle du sujet avant sa prise de parti. C'est en ce sens qu'il est possible de parler de croyance rationnelle, ou plus exactement de croyance vraie, c'est à dire d'une croyance que l'individu forme, non sans raison, mais qu'il n'est pas possible de vérifier ni de prouver expérimentalement.

« Conviction forte née de raison»; (Spinoza; Court Traité; IV; Pléiade p. 49), la croyance se distingue donc bien à la fois de l'opinion et de la science en ce que la première est toujours douteuse et sujette à l'erreur, et la seconde ne doit son existence qu'à notre entendement.

Nous devons par conséquent admettre que la seule croyance véritable, si nous entendons par là une croyance volontaire, dépendante de la liberté du sujet pensant, est la foi, puisqu'elle seule marque une adhésion ferme et volontaire de l'esprit malgré l'absence de justification rationnelle. Ceci ne signifie cependant pas que la foi s'oppose à la connaissance ni même à la raison, d'autant que la raison elle-même peut-être considérée comme une des conditions nécessaires de la liberté, de laquelle nous avons dit qu'elle était indispensable à l'acte de foi. Car, si la liberté est définie comme étant cet état d'un être qui prend une décision après réflexion -«L’homme libre, c'est-à-dire celui qui vit selon le seul commandement de la raison... » (Spinoza; Ethique; IV; LXVII)- , cela signifie que pour que la foi soit effective, il faut que les motifs qui la légitiment soient reconnus par la raison.

Mais qu'ils soient reconnus par la raison ne veut pas dire qu'ils sont produits par la raison; simplement, la raison peut ou non donner son accord, son soutien, aux motifs légitimant la foi.

Expliquons-nous sur ce point.

La croyance, avons-nous dit, pour être véritable, doit à la fois être l'expression de notre liberté, c'est-à-dire être rendue effective par suite d'une approbation de la raison, et être l'expression de notre adhésion à une proposition non démontrable rationnellement. Ceci implique que la valeur de la foi ne s'évalue pas par rapport à un critère de vérité -celle-ci en effet étant essentiellement «adaequatio reï et intellectus », ne peut-être que le résultat d'une analyse rationnelle- et donc, que ce n'est pas forcément celui qui est capable d'apporter le plus d'argument en faveur de la foi qui mérite le plus le qualificatif de «croyant ».

Car la qualité de la croyance d'un individu ne se juge pas en rapport à une logique de pensée, mais bien plutôt en fonction des répercussions qu'elle entraîne dans le comportement de ce dernier: «Si les oeuvres d'un humain sont bonnes, peu importe que, du point de vue dogmatique, il s'éloigne de la majorité des croyants; il n'en reste pas moins un croyant. Au contraire, celui dont les oeuvres sont mauvaises a beau s'accorder en paroles avec la majorité des croyants, il n'en reste pas moins un incroyant» (Spinoza; Traité Théologico-politique; Chap. XIV; Pléiade p. 807). Il faut donc admettre que foi et raison occupent des domaines différents: alors que celle-là recherche essentiellement la vérité et la sagesse, celle-ci relève plutôt d'une façon d'être, orientée en fonction de valeurs auxquelles on aspire.

Il n'en reste cependant pas moins que croire sans faire du tout appel à la raison serait agir comme des insensés dépourvus de tout jugement, et cela n'est pas compatible avec les exigences de ce que nous avons dit être la croyance véritable. Il faut donc malgré tout que la raison puisse entretenir un rapport avec la foi.

Or, s'il est maintenant évident que la foi ne se laisse pas démontrer par la raison, rien n'empêche cependant que cette dernière puisse apprécier la valeur de la foi, et même qu'elle puisse la renforcer en jugeant, par exemple, les dogmes qu'elle exige. Et si la certitude qu'elle peut ainsi acquérir à propos de la réalité ou de la qualité de la foi ne peut pas avoir un caractère scientifique, il se peut faire au moins que cette certitude soit une certitude morale. Par certitude morale, en effet, il convient d'entendre un assentiment complet accordé à une proposition revêtant une grande ou une très grande probabilité.

Or, la foi se jugeant par référence aux actes humains, et ces derniers portant essentiellement sur des choses contingentes, il est impossible de parler à leur sujet de vérité. Mais rien n'empêche pourtant que le sujet pensant ressente vis à vis de la conduite de sa vie une forme de certitude, suffisante pour qu'il s'engage sans hésitation dans la pratique. Il ne peut y avoir là aucune connaissance de vérité, mais un sentiment de faire le bon choix, c'est-à-dire un choix conforme aux exigences que nous accordons à la morale: j'ai confiance en la valeur morale de l'acte que je me propose, et je juge que la croyance que je forme m'aidera à rester dans la moralité. Nous reprendrons, pour clarifier encore cette notion de certitude morale reliant la foi et la raison, ou du moins les conciliant, la définition que nous en a livré Descartes: «Je distinguerai ici deux sortes de certitudes. La première est appelée morale, c'est-à-dire suffisante pour régler nos moeurs, ou aussi grande que celle des choses dont nous n'avons point coutume de douter touchant la conduite de la vie, bien que nous sachions qu'il se peut faire, absolument parlant, qu'elles soient fausses» (Principes; IV).

Car, finalement, ce n'est pas parce que les propositions de la foi sont d'un autre ordre que celles de la raison qu'elles lui paraissent déraisonnable: la raison comprend que «tout ce que nous ne connaissons pas clairement et distinctement n'est pas faux pour cela» (Descartes; Lettre à Mersenne; 28 Décembre 1640). Simplement, puisqu'il n'est pas en le pouvoir de l'entendement d'émettre un jugement catégorique vis à vis de ces propositions, la foi ne peut prendre son appui que sur la volonté et la liberté du sujet à croire en l'absence de preuve, si ce n'est malgré et à l'encontre de preuves: la foi n'est ni anti-raisonnable, ni a-raisonnable, simplement ses fondements premiers sont des motifs tels, que la raison, dès lors qu'on la consulte, ne peut se contenter que de donner ou non sa confiance.

Il nous faut cependant ici nous demander si ce que nous entendons communément sous le terme de foi est toujours conforme à la description que nous venons d'en livrer.

En effet, le terme de foi a depuis longtemps reçu une connotation religieuse, surtout depuis l'avènement du christianisme, et certaine définitions semblent aller à l'encontre de ce que nous venons de dire. Ainsi, par exemple, celle qu'en a donné le Concile de Vatican I: «Nous croyons que ce que Dieu a révélé est véridique, non pour avoir perçu par la lumière naturelle de la raison la vérité intrinsèque des choses révélées, mais à cause de l'autorité du Dieu révélateur lui-même, qui ne peut ni se tromper ni nous tromper». Ici, la raison ne semble pas devoir jouer le rôle que nous lui avons accordé, et l'adhésion semble être tout à la fois subjective, spontanée, immédiate et incommunicable, autant de caractères qui remettent également en cause la liberté de croire.

En fait, il semble qu'il nous faille distinguer deux sortes de foi, l'une divine, fondée sur une révélation supérieure qui nous dépasse, l'autre humaine, attachée à des témoignages accessibles à notre raison, et s'appuyant en partie sur une démarche cognitive. Encore nous faut-il préciser que si la révélation peut précéder la réflexion, elle n'empêche cependant pas que le sujet réfléchisse sur ces vérités révélées, et les transforme peu à peu en vérités de raison: la foi du charbonnier n'est pas la seule qui existe. Peut-être est-ce même finalement là la véritable valeur de la révélation: dévoiler à l'intelligence une dimension cachée de la réalité, à laquelle, seule, celle-ci n'aurait pas pu accéder.

Plus encore, il faut avouer que rien ne compte finalement dans la foi que la façon d'être et d'agir du sujet. Aussi, peu importe que l'on se trompe au sujet de l'interprétation des dogmes que certaines religions veulent imposer à la foi, et que, d'un même texte, il puisse exister plusieurs appréciations. C'est au contraire là la condition pour que la foi reste une démarche essentiellement libre. Car il est indispensable que l'individu puisse adapter à sa propre situation les dogmes, sans devoir rester enfermé et limité dans ses oeuvres par des règles trop rigides. Il faut que chacun puisse interpréter le contenu d'une religion, par exemple, pour que la foi soit rendue possible. La liberté de la croyance est alors sauvegardée puisque la foi s'affirme et se renforce grâce à l'intelligence et avec le recours de la raison.

Dans le cas de ce que nous avons appelé la foi humaine, la démarche est tout simplement inversée: au lieu de partir d'une vérité révélée, et donc de la foi, pour ensuite examiner ces vérités en en cherchant des indices, l'homme accède progressivement à la foi en cherchant et en prenant appui sur ces indices. Et c'est à partir de cette démarche cognitive qu'il est possible de distinguer différentes modalités de la foi.

Ainsi, si l'objet de croyance est découvert de façon contingente, c'est-à-dire si son rapport à la fin que l'on se pose n'est qu'hypothétiquement nécessaire, et qu'il se puisse faire qu'une autre cause produise les mêmes effets, la foi est dite pragmatique.

Si l'objet de croyance n'est toujours que suffisant, c'est-à-dire encore contingent, mais que rien ne me permette de l'écarter comme tel, la foi est dite doctrinale.

Enfin, si il est absolument nécessaire à l'explication d'un phénomène ou d'un fait qui est lui-même nécessaire, la foi est dite morale: «Le but est indispensablement fixé et il n'y a qu'une seule condition possible à mon point de vue, qui permette à ce but de s'accorder avec toutes les autres fins»; (Kant; Critique de la raison pure; Canon de la raison pure; Section III; PUF p. 555).

La foi implique donc d'une part une adhésion de l'esprit à une proposition, mais une adhésion excluant le doute, et, d'autre part, une décision libre, c'est-à-dire à la fois volontaire et réfléchie, de la part de la raison.

Mais n’ y-a-t-il pas là une contradiction?

En effet, pour qu'elle exclut le doute, il faut que la croyance ne soit pas considérée comme une croyance (sinon cela serait admettre qu'il soit possible de penser autrement, et donc admettre la possibilité de l'erreur), et si elle ne se reconnaît pas comme une croyance, c'est-à-dire si elle n'a pas conscience d'elle-même, alors elle ne peut pas être le résultat d'une décision libre, réfléchie: la croyance semble se nier elle-même.

Comment sortir de ce paradoxe? Quelle est la véritable relation de la croyance et de la liberté?



3ème partie:

Pour que la croyance soit véritable, nous avons dit qu'il fallait que le sujet pensant se détermine librement, qu'il choisisse après réflexion d'adhérer ou non à la proposition qui lui est soumise, ce qui implique que le sujet pensant doive avoir conscience du fait que sa croyance contient une part de subjectivité, et par conséquent que sa foi se veuille être, malgré l'imperfection de la conviction: «Je le crois, c'est-à-dire que je me laisse aller à des impulsions de confiance, que je décide d'y croire et de me tenir à cette décision, que je me conduis enfin, comme si j'en étais certain, le tout dans l'unité synthétique d'une même attitude.»; (Sartre; L'être et le néant; Chap. II; III).

Mais dès que le sujet prend pleinement conscience du statut de sa croyance, c'est-à-dire dès lors qu'il sait qu'il croit, et qu'il peut énoncer sa croyance comme telle, il semble qu'il soit forcé de reconnaître l'insuffisance objective de celle-ci.

En effet, lorsqu'il dit qu'il croit, il évalue sa croyance et l'expose à autrui comme une attitude personnelle et relative. Le fait qu'il puisse l'énoncer prouve qu'il a conscience de l'acte qui la rend possible, et donc qu'il a réalisé que sa démarche était directement liée à son rapport au monde, que sa personnalité et sa responsabilité sont engagées dans l'affirmation qu'il est entrain de faire. Car la reconnaissance de la croyance suppose une remise en question de l'acte de foi, un affaiblissement de la conviction qui peut conduire au doute: s'il est vrai que la croyance qui s'énonce se veut toujours et encore absolue, à partir du moment où le sujet parvient à l'énoncer, c'est nécessairement qu'il la sait vulnérable (en règle générale, il est possible de dire que la croyance la plus forte est celle qui ne s'énonce pas, celle que le croyant éprouve sans jamais l'objectiver, et qui transcrit une confiance quasi immédiate dans un ordre de choses). Or, nous l'avons dit plus haut, le doute est théoriquement et pratiquement incompatible avec la croyance, puisque cette dernière ne peut acquérir son statut que par suite d'une exclusion volontaire du doute.

La seule façon pour le sujet de maintenir sa croyance serait donc ici de croire ce qu'il croit, c'est-à-dire de décider de considérer ce qu'il sait n'être qu'une croyance comme étant une croyance véritable, excluant le doute, ceci en faisant semblant de ne pas avoir pris conscience de l'insuffisance de sa croyance première. En d'autres termes, pour que la croyance soit maintenue, il faut que le sujet fasse preuve de mauvaise foi, qu'il unisse en une croyance unique la croyance initiale et sa négation: pour croire il lui faut désormais commencer par nier sa croyance en reconnaissant son statut, puis à nouveau nier cette reconnaissance pour ne plus garder en lui que la conviction.

Ainsi, lorsque quelqu'un dit qu'il croit en Dieu, lorsqu'il énonce cette croyance, qu'il la formule, il faut, pour qu'elle soit véritable, qu'il ait conscience que l'athéisme est une autre possibilité, que sa foi s'appuie sur une probabilité, mais qu'elle n'a cependant été rendue possible que par un acte de sa volonté qui a poussé son intelligence à adhérer à la proposition malgré l'insuffisance objective de cette dernière. Mais en même temps, si il admet que l'athéisme est un choix possible, il retire à sa foi ce qui la caractérisait, à savoir une conviction excluant le doute. Il faut donc, pour la maintenir, que le sujet se voile à lui-même la vérité, et qu'il refuse à l'athéisme toute justification, si besoin en allant jusqu'à fabriquer des propositions ayant pour seule finalité de répondre aux objections éventuelles.

Ce refus ne peut donc avoir que la forme de la mauvaise foi: je n'accepte de prendre en considération que les motifs légitimant ma foi, et quelques autres uniquement destinés à me donner bonne conscience. Or, la mauvaise foi ainsi décrite n'est-elle pas elle-même une forme de foi?

Pour être de mauvaise foi, il faut que je veuille et que je décide d'être de mauvaise foi; il faut que je sache que je me mens à moi-même au sujet de la valeur de ma croyance; il faut que j'ai conscience de ma mauvaise foi et, par conséquent, qu'au moins sur ce point je sois de bonne foi. La question devient donc dès lors: comment puis-je être de mauvaise foi, ou plutôt comment puis-je croire de mauvaise foi?

Il semble que la solution soit de dire que la mauvaise foi n'est pas à proprement parler une décision réfléchie et volontaire du sujet pensant, mais une «détermination spontanée de notre être»; (Sartre; L'être et le néant; 1ère Partie; Chap. II; III).

En effet, pour pouvoir être réellement de mauvaise foi, il faut que je sois déjà, dès le départ, dès le moment où je décide de me faire de mauvaise foi, et vis à vis de moi-même, de mauvaise foi, afin de ne pas ôter toute crédibilité aux propositions que j'ai construites pour me persuader. Car reconnaître le statut de celles-ci serait me les présenter comme de purs leurres, et sachant cela, je ne pourrais les accepter comme des vérités sans entrer aussitôt en contradiction avec moi-même, et sans rendre ma pensée incohérente. Il est donc nécessaire que je me cache à moi-même cet état de mon être, que je sois ce que je ne suis pas, et que je ne veuille pas être ce que je suis, le tout dans l'unité synthétique d'une même attitude. Foi et mauvaise foi doivent être entièrement solidaires, de sorte que dès que je décide de croire, ma mauvaise foi soit déjà constituée.

Mais alors, lorsque je dis que je suis libre, le suis-je effectivement ou ne fais-je que le croire? Suis-je de bonne foi ou de mauvaise foi? Ma liberté est-elle réelle ou bien n'est-elle qu'une croyance? La question est importante, car si la liberté n'est elle-même qu'une croyance, comment peut-on concilier le fait qu'elle soit en un même temps constitutive et objet de croyance?

Si nous reprenons la distinction que nous avions effectuée entre croyance et savoir, nous nous apercevons que la liberté n'est pas un fait connu. Tout d'abord, elle ne constitue pas un «objet»; d'étude et en ce sens, ce serait une erreur que de vouloir instaurer une connaissance de la liberté comme on le ferait d'un organisme ou d'une proposition scientifique: pour qu'elle soit la matière d'un savoir, il faudrait que le sujet puisse, au moment même où il agit, se détacher de l'action et se poser pour lui-même comme objet d'étude.

C'est en fait ici le problème générale de la connaissance de soi, et plus particulièrement de l'introspection, qui se pose: pour connaître sa liberté, il faudrait que le sujet soit à la fois observateur et observé. Or, «il est sensible que, par une nécessité invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, exceptés les siens propres» (Comte, Cours de philosophie positive; Tome 1; 1ère leçon).

Bien sûr, nous avons bien en nous un sentiment immédiat de la liberté, mais ce sentiment ne peut pas servir de fondement à la connaissance, pas plus que ne le peut l'évidence dont nous parle Descartes à propos de la volonté et qui semble s'imposer à nous de façon comparable à celle du «cogito»: «Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve, par la seule expérience que nous en avons.»; (Principes; I; 40). Car un sentiment, même vif, ne donne pas à une notion un caractère rationnel. Nous pouvons certes nous sentir libre et le dire, mais dès que nous cherchons à expliquer cette liberté, c'est à dire à la connaître, c'est de celle d'un autre dont nous parlons, pas de la notre. Par ailleurs, on ne peut s'étudier soi-même agissant sans aussitôt chercher une cause à nos actes et donc sans substituer à la liberté initiale un système de relations causales: il n'est pas possible d'objectiver sa propre liberté.

En revanche, nous sommes effectivement persuadés de notre liberté, et il nous semble pouvoir l’expérimenter à chaque instant, au moins intérieurement, notamment par les choix que nous opérons pour nous déterminer: «Elle s'y rencontre [dans la volonté] , non seulement toutes les fois qu'elle se détermine à ces sortes d'actions (...); mais elle se trouve mêlée dans toutes les autres actions, en sorte qu'elle [la volonté] ne se détermine jamais qu'elle ne la mette en usage» (Descartes; Méditations métaphysiques; IV). Mais parce qu'elle ne peut pas être démontrée, elle ne peut revêtir en notre esprit que la forme d'une croyance.

Si donc la liberté est une croyance, il faut qu'elle soit la première de toutes nos croyances, car «Le donjon de la foi, son dernier réduit, c'est la liberté même; et il faut y croire, car sans y croire on ne peut l’avoir» (Alain; Définitions)

Mais nous sommes dès lors obligés de régresser à l'infini: si la liberté est une croyance, étant donné que toute croyance véritable suppose la liberté, il faut qu'il préexiste une liberté qui choisisse d'être libre, c'est-à-dire qui décide d'être ce qu'elle est déjà. La seule façon de sortir de ce nouveau paradoxe est en fait de dire que nous sommes libres au moment même où nous décidons d'être libres, et que cette liberté première n'est pas un choix mais une détermination: que nous sommes condamnés à être libres. En d'autres termes, s'il est évident que le choix est une condition nécessaire de notre liberté, ce n'est finalement que parce que celui-ci, quel qu'il soit, ne peut être autre chose que le choix de la liberté: la croyance en la liberté étant elle-même un indice de la liberté, la conviction que nous avons de sa réalité devient dès lors la conviction par excellence, puisque c'est la liberté elle-même qui est à la base de sa constitution.

Pour pouvoir choisir, il faut que je sois libre, mais cette liberté ne préexiste pas: elle se constitue et s'affirme avec le choix. Plus encore, c'est le choix qui nous donne accès à la liberté, et c'est lui qui, en la constituant, constitue notre existence: «Nous n'avons pas à craindre que nos choix ou nos actions restreignent notre liberté, puisque le choix et l'action nous libèrent seuls de nos ancres» (Merleau-Ponty; Phénoménologie de la perception; III; Chap. 3). La croyance en la liberté devient donc dès lors la transcription de l'effort que mène une conscience pour devenir elle-même, c'est à dire pour ne plus être ce qu'elle est actuellement: je suis libre parce que je crois et que je décide d'être libre. Plus encore, la croyance devient la condition même de mon existence.

En effet, de par le choix, la décision qu'elle implique, la croyance est ce par quoi j'accède à ce que je suis pour moi, à ce que je veux être, et ce, en m'arrachant, en me projetant hors du moi présent, et en me faisant devenir ce que je crois être. En ce sens, la croyance transcrit cet effort de la conscience, sans cesse renouvelé pour devenir ce qu'elle a choisi d'être; elle est la marque du saut indispensable qu'a exécuter la conscience entre l'en soi de son être et son être pour soi; elle est l'existence même. Car exister, c'est toujours se projeter hors de soi, s'arracher de l'état actuel de son être pour devenir ce que l'on n'est pas encore. Je crois, c'est à dire que je devient «moi-même», en entendant sous cette expression, non pas quelque chose qui est, mais quelque chose qui sera.

En d'autres termes, si l'existence est ce choix continuel grâce auquel l'homme devient lui-même, la croyance, en tant que choix délibéré, est ce qui conduit à l'accomplissement de son être celui qui l'éprouve. Croire, c'est se transcender, se dépasser soi-même vers un moi qui aura encore à devenir: «L’homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n'existe préalablement à ce projet; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté être» (Sartre; L'existentialisme est un humanisme).

Croyance et liberté sont donc deux notions indissociables l'une de l'autre: pour que la croyance soit effective, il faut que le sujet qui croit soit libre, mais en même temps, pour que le sujet pensant prennent conscience de sa liberté, il faut qu'il croit en cette dernière. En fait, la liberté gardera son statut de croyance tout le temps que le sujet se cherchera lui-même, c'est-à-dire le temps que la conscience n'aura pas atteint à la sincérité et à l'authenticité, le temps qu'elle n'aura pas coïncidé avec elle-même. L'homme n'atteindra son être véritable que lorsqu'il en aura accepté et assumé l'ambiguïté.

Mais il nous faut maintenant nous interroger plus précisément sur ce que devient la croyance, c'est-à-dire la foi puisque nous avons dit que c'était-elle qui revêtait la forme de la croyance véritable, dans une telle perspective.

Tout d'abord, il est maintenant clair qu'étudier la croyance ne peut pas se faire indépendamment de l'étude de l'existence et donc que le caractère de la foi sera directement lié à celui de notre existence. Ensuite, nous avons dit que l'homme est condamné à être libre, ce qui implique que, puisque la liberté exige la croyance par l'intermédiaire du choix, nous sommes également condamnés à croire, c'est-à-dire à choisir. En effet, si nous sommes effectivement libres de choisir entre tel ou tel devenir, en revanche, et paradoxalement, le fait de choisir, lui, n'est pas libre. Il est une nécessité de notre existence.

Même quand nous refusons de croire, nous effectuons un choix, et l'abstention est encore le choix d'un devenir: «La réalité humaine peut se choisir comme elle l'entend, mais ne peut pas ne pas se choisir, elle ne peut même pas refuser d'être: le suicide est en effet choix et affirmation: être» (Sartre; L'être et le néant; IVème partie; I;I). De telle sorte que nous pouvons dire que la véritable différence entre le croyant et celui qui se dit incroyant, tient en ce que l'un ne veut pas savoir qu'il croit, alors que l'autre, en s'opposant au premier, veut ignorer qu'il croit autre chose.

Dans ces conditions, il faut avouer que la foi ne peut pas être une certitude définitive ni confortable, mais qu'elle a besoin d'être renouvelée ou tout au moins réaffirmée: son essence même est cette négation dont nous disions tout à l'heure que le travail de l'entendement la menaçait. Il faut que sans cesse je prenne conscience de ma croyance actuelle pour l'affaiblir et m'en arracher. C'est là la condition pour qu'une autre croyance resurgisse et que ma liberté soit maintenue.

Croire, c'est donc finalement toujours prendre un risque: celui de choisir la mauvaise existence, celui de choisir le mal en pensant que c'était là le bien.

Mais surtout, croire, c'est faire la preuve de sa liberté en la mettant sans cesse en jeu, et en acceptant de la voir s'évanouir une fois le choix fait. Car, dans la mesure où la croyance vise toujours une transcendance, c'est-à-dire une situation posée au delà et au dessus de notre existence, et donc échappant à notre expérience, elle est l'acte par lequel je veux nier ma liberté tout en la constituant. En effet, la liberté est un mouvement vers la négation d'elle même, négation indispensable à l'expression même de la transcendance qu'elle vise: pour pouvoir devenir ce que je ne suis pas, il faut que je me choisisse en constituant une croyance, et donc que je sois libre lors de ce choix.

Mais dans la mesure où je choisis de devenir cet être que je ne suis pas, je décide de devenir quelque chose qui sera déterminé par mon choix présent, produit à partir de la situation dans laquelle je me trouve actuellement; c'est-à-dire que je choisis de devenir quelque chose de déterminé, et à quoi la liberté échappe. Dans la croyance, la liberté tend à se nier elle-même, car elle est au bout du compte créatrice de nécessité: la croyance dès lors, une fois posée, nous échappe pour devenir l'expression d'un en-soi de notre être. Car par la croyance, la liberté se donne des limites, elle s'enchaîne elle-même dans le même temps qu'elle s'exprime, et ce en transformant le pour soi de notre être en un en soi voulu et donc déterminé.

Aussi, l'on voit que la liberté s'évanouit presqu'aussitôt qu'elle apparaît, et que pour la rétablir, il faudra de nouveau remettre en question ce que l'on sera devenu, se projeter encore hors de soi vers un devenir, s'arracher d'une croyance établie pour se tourner vers une autre et ainsi continuer d'exister.

D'où la réduction finale de la foi à un pari existentiel: lorsque je parie, je calcule les chances que j'ai de choisir le bon parti en attribuant à ma vie tel sens ou telle valeur. Et la valeur de ma croyance ou de ma foi ne sera plus liée dès lors aux raisons qui m'auront engagé à croire, mais à ses répercussions sur mon existence, à la forme qu'elle lui aura donnée.

Plus encore, c'est quand les raisons de croire seront en plus petit nombre que ma croyance aura le plus de valeur, car c'est quand la conscience se complaît dans l'état actuel de son être, c'est-à-dire lorsque rien ne semble l'engager à se dépasser, que l'acte de foi devient important: lui seul peut sauvegarder l'existence en me poussant à agir et en redonnant un sens à mes actions. Sans cet acte de foi, sans ce pari, l'homme ne saurait sortir de cette angoisse que sa liberté lui impose.

Toute l'existence étant en effet, finalement, de l'ordre du possible, elle ne peut en effet être vécue autrement que comme une angoisse face au devenir: c'est la conséquence de cette conscience que nous avons d'une destinée dont nous sommes responsables et que nous devons donc assumer. Parce que nous sommes libres, il y a en nous des possibilités de faire le mal: rien ne nous permet, a priori, de distinguer ce qui est bien de ce qui est mal, car notre existence étant de l'ordre du possible, du perpétuel devenir, il n'existe pas de point de repère fixe. La croyance n'offrant aucune vérité universalisable, l'incertitude reste omniprésente, et le choix est toujours risqué.

En fait, la croyance est la marque d'un dépassement temporaire de l'angoisse, c'est à dire le résultat de ma décision d'exister, l'acceptation de ma liberté: car l'angoisse n'est pas la peur de quelque chose, mais l'hésitation anxieuse face au choix qu'il me faut faire: «L’angoisse se distingue de la peur par ceci que la peur est peur des êtres du monde et que l'angoisse est angoisse devant moi. Le vertige est angoisse dans la mesure où je redoute non de tomber dans le précipice, mais de m'y jeter » (Sartre; L'être et le néant; Gal. p. 64).

Si nous reprenons maintenant les quelques notions que nous venons d'utiliser pour cerner la croyance (angoisse, risque, pari, probabilité, possibilité), nous sommes amenés à opérer un rapprochement entre la croyance et le jeu. Activité essentiellement libre de l'être humain, le jeu exige constamment du sujet qu'il choisisse, tout en sachant cependant que ce choix est incertain et parfaitement irréversible. L'incertitude qui est vécue durant la délibération est, dans le jeu comme dans la croyance, le résultat de la conscience d'un risque: la nature de la mise est peut-être différente (dans un cas un bien matériel, dans l'autre la liberté et donc l'existence), mais la démarche de l'acteur semble similaire.

Jeu et croyance sont tous deux liés à un avenir (que l'on pourrait aussi écrire ici un «à venir»; puisque tout pari se fait en vue d'un gain) reconnu incertain, mais dans lequel et pour lequel il faut s'engager. Chaque pari et donc chaque croyance crée une nouvelle espérance et en même temps une nouvelle angoisse ou appréhension dont cependant le sujet est responsable. Et, de même que le joueur authentique n'apprécie que peu les jeux où la réflexion peut corriger la chance, leur préférant ceux où l'attente et le risque sont plus grands, de même la croyance la plus forte et la plus efficace sera celle où l'enjeu du pari sera le plus important et le résultat le plus aléatoire.

De sorte que l'on est tenté de dire ici, que le sens et la valeur de la foi sont inversement proportionnels aux raisons de croire: plus je penserai pouvoir justifier ma croyance, moins le risque encouru en pariant sera grand, et moins mon existence aura de valeur. Croire, c'est oser parier sur l'incertain, et vouloir démontrer le bien fondé d'une croyance, c'est l'annihiler.

La croyance reste donc encore ambiguë, mais il semble que cela soit justement cette ambiguïté qui la fonde et la maintienne. Justifier ou systématiser la croyance serait la détruire en son essence, et par là détruire ce qui sans doute constitue la valeur et le sens de notre existence: «Il ne faut pas confondre la notion d'ambiguïté et celle d'absurdité. Déclarer l'existence absurde, c'est nier qu'elle puisse se donner un sens; dire qu'elle est ambiguë, c'est poser que le sens n'en est jamais fixé, qu'il doit sans cesse se conquérir» (S. de Beauvoir; Pour une morale de l'ambiguïté; 180).

Par ailleurs, cette ambiguïté explique que toute croyance véritable ne peut être qu'une croyance transitoire, inconfortable: si en un sens il est vrai de dire qu'elle est une aliénation de notre être, il faut garder en mémoire le fait que cette aliénation est indispensable à notre progrès. Car c'est en me dépossédant de ma liberté, dans l'affirmation d'une croyance, que je peux ensuite donner un sens à mon existence en posant et en affirmant de nouveau ma liberté.



Conclusion:

Si donc la croyance véritable peut se définir comme adhésion libre et réfléchie de l'esprit à une proposition, une valeur ou une personne, il faut pourtant avouer que cette définition n'est au fond qu'artificielle. En effet, pour pouvoir la poser, il a fallu séparer la croyance de son contexte, c'est-à-dire dissocier l'acte qui la constitue du sujet de cet acte. Or, nous l'avons vu, la croyance est finalement indissociable du sujet pensant, et vouloir à tout prix l'objectiver, c'est ignorer l'élément subjectif qui la caractérise.

Toue vraie croyance étant une réaction face à l'absurde, ce caractère qui menace notre existence si nous restons dans l'indétermination, il est vain de vouloir à tout prix la conceptualiser. Car il faut bien avouer que la valeur d'une croyance ne se mesure pas au nombre de ses raisons, mais à la dynamique qu'elle redonne à notre existence.

Par ailleurs, vouloir rationaliser la croyance exigerait de notre part un présupposé: celui du pouvoir de la raison à démontrer l'existence, et donc à saisir son propre fondement, puisqu'elle n'est elle-même qu'un moment de l'existence. Or, la vérité de l'existence est tout entière dans le sens que lui assigne mon choix subjectif: jamais elle ne se plie complètement aux exigences de la raison.

Admettre que ce qui relève de la subjectivité peut être rationalisé, ce serait admettre que la raison puisse avoir réponse à tout, que rien ne puisse lui échapper. Mais il nous faudrait dès lors accorder à la raison le pouvoir de se justifier elle-même, ce qui nous engagerait dans un processus de régression à l'infini semblable à celui que nous avons du engager au sujet de la liberté, processus dont on ne peut finalement sortir... que par un acte de foi en la raison! Je me crois raisonnable, j'éprouve cette croyance, mais la démontrer n'est pas dans mes possibilités.

Non seulement donc, il faut admettre que la croyance est à la fois nécessité et liberté, mais encore il faut dire que la valeur de notre existence s'évalue en fonction de la place que la croyance y occupe. Car ce qui fait sens, c'est le refus de l'absurdité d'un devenir, non la conscience de cette absurdité; et l'homme incrédule, si tant est qu'il puisse en exister, est un homme résigné et velléitaire: pour lui, plus rien n'a d'importance, et c'est le fatalisme qui chez lui remplace l'espérance. Croire, c'est continuer d'espérer un perfectionnement de notre être, c'est refuser d'être ce que l'on est pas: achevé.

Et c'est pourquoi l'incrédule sera toujours le grand perdant, puisqu'il se prive volontairement de la dimension la plus importante de l'existence. Bien loin que la croyance soit une névrose de l'humanité, qu'elle soit à l'origine d'une aliénation totale de notre être, elle est la condition et l'expression de notre liberté.

En fait, s'il est possible de dire de la croyance qu'elle est liée à la raison, ce n'est que parce que la raison fait appel à elle dès lors qu'elle prend conscience de ses propres limites. Toute croyance dite «raisonnable»; est donc la marque d'une raison qui admet que l'existence lui échappe, et qui, plutôt que de vivre sans certitude, préfère s'en remettre à la subjectivité: sachant qu'il lui faut choisir ou s'anéantir, et ayant pesé le gain et la perte susceptible de quelques uns des possibles, elle opte pour la croyance qui lui déplaît le moins et qui lui rapportera le plus.

C'est ainsi, par exemple, que, consciente de sa finitude, de son ignorance et de son impuissance à tout soumettre à ses lois, la raison peut décider de croire en un Dieu, ou, pourquoi pas, de faire appel à de nouveaux postulats pour faire avancer la science.

Mais dans tous les cas, elle s'en remet à la croyance pour palier à son insuffisance: «Votre raison n'est pas plus blessée en choisissant l'un que l'autre (que Dieu est, ou qu'il n'est pas), puisqu'il faut nécessairement choisir. Mais votre béatitude? Pesons le gain et la perte, en prenant croix que Dieu est. Estimons ces deux cas: si vous gagnez, vous gagnez tout; si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu'il est, sans hésiter.» (Pascal; Pensées; 233).

Si certains préfèrent gagez que Dieux est, d'autres préféreront orienter leur existence en fonction de valeurs plus humaines, mais dans tous les cas, il convient de bien dissocier l'acte correspondant à la croyance, de l'objet de croyance. Il faut, par exemple, ne pas confondre la foi et la religion, ou la foi et l'idéologie: la foi est avant toute chose une attitude particulière face à l'existence subjective et à l'agir, et en ce sens, elle est finalement indépendante, dans sa constitution et dans sa valeur fondamentale, de l'objet de croyance.

Ceci ne signifie cependant pas que l'on doive se résoudre à croire n'importe quoi: nous avons spécifié plus haut que la foi n'était ni opposée, ni contradictoire d'avec la raison, et que cette dernière pouvait intervenir en fonction de la certitude morale. C'est donc dire que lors même que je me détermine, lorsque je choisis de croire quelque chose et que ce faisant j'existe en vue de cette chose, que je pose mes propres valeurs, il n'en reste cependant pas moins que mon choix, pour être approuvé ou soutenu par la raison, doit être conforme à une certaine idée de la moralité.

Car en choisissant d'être tel ou tel, je dois avoir conscience que ce choix n'influe pas seulement sur mon existence, mais qu'autrui est également concerné par ce lui: la liberté et donc l'existence des autres est liée à ma propre liberté, et réciproquement. Rien ne peut valoir pour moi sans en même temps valoir pour les autres, et il y a dans chacune de mes croyances une responsabilité que j'ai à assumer vis à vis d'autrui. En me choisissant moi, je choisis en même temps, et dans une certaine mesure, autrui, et je ne peux pas affirmer ma liberté et la mettre en jeu, sans par là même affirmer et risquer celle des autres. Lorsque nous parlions tout à l'heure de l'angoisse que le sujet éprouve face à l'existence, et à laquelle la croyance vient palier, il nous aurait fallu préciser qu'elle était d'autant plus forte, qu'en choisissant d'exister, nous nous engageons non seulement nous-mêmes, mais aussi tous les hommes.

Parce que chacune de mes croyances implique l'existence d'autrui, mon choix ne doit jamais être indifférent.

Je suis non seulement responsable de ce que je suis, mais aussi responsable des autres, et lorsque nous disons que la valeur d'une croyance s'évalue par rapport à la dynamique qu'elle redonne à notre existence, il nous faut préciser en plus qu'il faut tenir compte, dans cette évaluation, des conséquences sur autrui, des effets que peut avoir ma croyance sur mes relations sociales: l'on n'expose pas une croyance aux yeux de tous sans réfléchir d'abord aux conséquences d'un tel acte, on ne cherche pas non plus à l'imposer à autrui, car c'est là porter atteinte à son existence, en même temps qu'à la mienne.

© GUICHARD Jérôme

jeudi 9 décembre 2010

ADMR Boucle de Sahurs: en péril faute de bénévoles.

L'ADMR "Boucle de Sahurs" est aujourd'hui sans aucun doute l'association la plus utile et la plus incontournable sur les communes de Val-de-la-Haye, Hautôt-sur-Seine, Sahurs, Saint-Pierre-de-Manneville, et Quevillon.


Ses missions:

- Réaliser et aider à l’accomplissement des activités domestiques et administratives essentiellement auprès des personnes n’ayant plus une totale autonomie et/ou rencontrant des difficultés passagères.
- Assister et soulager les personnes qui ne peuvent faire seules les actes ordinaires de la vie courante.
- Effectuer un accompagnement social et un soutien des publics fragilisés, dans leur vie quotidienne.
- Aider à faire (stimuler, accompagner, soulager, apprendre à faire) et/ou faire à la place d’une personne qui est dans l’incapacité de faire seule les actes ordinaires et essentiels de la vie courante.

L'ADMR "Boucle de Sahurs", ce sont aussi 19 salariés, et plus de 20 000 heures de prestations et de services rendus à ceux d'entre nous qui en ont le plus besoin. Des chiffres en constante augmentation, qui mettent en évidence la nécessité de la sauvegarde d'une telle association, attentive aux besoins de chacun, et seule capable d'assurer un véritable service de proximité.
 
Mais l'ADMR "Boucle de Sahurs" reste une association, et comme toute association, elle ne peut exister et subsister que grâce au bénévolat des quelques habitants de la boucle qui donnent de leur temps et de leur énergie pour encadrer, organiser et assurer le suivi de ces prestations.
Or, il ne reste aujourd'hui que 4 bénévoles pour s'occuper d'une association qui se met au service de plus de 3700 habitants.
Un déséquilible évident qui met en péril l'existence de l'association.
 
Pour sauver l'ADMR "Boucle de Sahurs", et avec elle un service social de proximité devenu aujourd'hui indipensable aux plus vulnérables d'entre nous, et qui sait, peut-être demain à nous-mêmes, il est urgent que de nouveaux bénévoles viennent grossir les rangs de l'association.
 
Faute de nouveaux bénévoles prêts à s'impliquer dans la gestion administrative de cette association, l'ADMR "Boucle de Sahurs" disparaîtra, non pas dans cinq ou dix ans, mais dès l'année prochaine.

Alors si vous souhaitez vous impliquer dans le fonctionnement de cette association et par la même vous engager dans une action solidaire, contactez l'ADMR "Boucle de Sahurs":

mercredi 8 décembre 2010

Saint-Pierre-de-Manneville va enfin bénéficier de la régie de l'eau de la CREA...

La CREA a déclaré son intention d'étendre sa régie de l'eau  à compter du 1er janvier 2012.
Ainsi un certain nombre de communes, dont Saint-Pierre-de-Manneville, Sahurs, Val-de-la-Haye, et Hautot-sur-Seine, dont les services de l'eau sont aujourd'hui gérés par la Lyonnaise des Eaux, vont enfin pouvoir rejoindre la régie de la CREA.
Certes, ce ne sera pas encore une régie directe puisque la CREA aura recours à une régie avec marché public de prestation, mais celà consitute pour nos communes une avancée importante, et pour nous, consommateurs, une bonne nouvelle dont nous devrions ressentir les effets sur nos factures de 2012. Cette décision a été prise après consultation de l'Observatoire de l'eau et les maires des communes concernées.
Il ne reste pour ce faire qu'à attendre la délibération du Conseil Communautaire, qui devrait intervenir le lundi 20 décembre.

mercredi 1 décembre 2010

Histoire de la langue française.

Caractérisation des différents constituants du gallo-roman,
replacés dans leur contexte historique, économique et social.


Introduction:

Résultat du mélange de trois niveaux linguistiques différents, le gallo-roman s'est formé à partir d'un substrat celte auquel vinrent s'ajouter les influences d'un latin populaire (strate) et des parlers germaniques (super-strate).

Mais vouloir caractériser les constituants du gallo-roman dans une perspective purement linguistique serait ignorer la genèse historique de cette langue. Or, parce que ce n'est que dans une double perspective, à la fois historique et linguistique, que nous apparaîtront les différents composants du gallo-roman, nous étudierons donc les principales figures de l'histoire qui furent à l'origine de ce dernier, en précisant, pour chacune d'entre elles, leur rôle.

1ère partie:

Ce fut vers la fin du troisième millénaire avant J.C. que les Celtes s'installèrent dans le centre de l'Europe, aux alentours de ce qui est aujourd'hui devenu l'Autriche. Ils émigrèrent ensuite vers le Nord et le Nord-Ouest en suivant la vallée du Danube, traversèrent la région de l'actuelle Allemagne, pour arriver enfin, vers 1000 avant J.C., au bord de l'Atlantique, ayant auparavant longé les rives de la Manche.

Vers 500 avant J.C., une seconde " vague " de Celtes partit d'Autriche, mais descendit cette fois les rives du Danube et de ses affluents, passa les Alpes, pour arriver finalement aux plaines et à la péninsule ibérique.

Ainsi furent celtisés aussi bien les environs de Rome que les îles britanniques, les régions du Rhin, du Danube, du Pô et de l'Ibérie du Nord.

Hérodote fut sans doute le premier à mentionner le terme " Celte ", même si Pausanias rapporte que la population elle-même disait s'appeler Celte. Ce ne sera qu'à l'époque romaine que les territoires celtes prendront le nom de Gallia, terme qui désignera seulement les territoires allant des Pyrénées jusqu'au Rhin, alors qu'au Ier siècle Plutarque décrivait ces territoires comme s'étendant de l'océan Atlantique aux régions septentrionales et aux mer d'Asof et mer Noire. Sous l'occupation romaine, le mot " Gaule " ne désignera plus que les régions celtes conquises par les Romains.

Pour ce qui est de la langue celte, si bien sûr l'on peut parler de langue celte, elle était un idiome issu du rameau indo-européen, et rassemblait un grand nombre de dialectes qui véhiculaient la culture commune. Elle a forcément du être influencée par les divers peuples qui l'on adoptée, et notamment en Europe centrale où existait une communauté italo-celtique qui a émigré par la suite vers la France actuelle et vers la péninsule italique. Néanmoins, si les langues celtes et italiotes ont évolué différemment, elles avaient la même souche, ce qui explique en partie la relative facilité avec laquelle les Gaulois seront romanisés.

Des parlers celtes, nous ne connaissons rien, car la culture celte était véhiculée essentiellement par la classe sacerdotale, et n'utilisait pas le biais de l'écriture. Pourtant, l'on a tendance à distinguer trois groupes de parlers celtes qui sont le gaulois, le brittonique et le gaélique.

Le gaulois, aujourd'hui répertorié avec les langues mortes, même s'il semblerait que le parler du Morbilland en soit une survivance, a complètement disparu entre le Ier et le Xème siècle. Nous n'en avons aucune trace écrite, et si quelques mots ou noms gaulois nous sont parvenus par l'intermédiaire des auteurs romains, la grande majorité des mots gaulois que nous connaissons aujourd'hui sont des toponymes. En revanche, de la syntaxe du gaulois, nous ignorons tout.

Le brittonique s'était étendu à une grande partie de la Grande Bretagne, et l'on peut distinguer en lui trois langues écrites qui sont le gallois (toujours en usage à notre époque), le cornique (qui a disparu à la fin du XVIIIème siècle), et le breton.

Le gaélique est attesté depuis le IVème siècle en Irlande.

Il est difficile de dire précisément à quelle époque le gaulois a cessé d'être parlé, mais il est probable, ainsi que tendent à le prouver certains textes, que la substitution du latin au gaulois n'était pas complètement achevée au Vème siècle, époque à laquelle les Germains se sont partagé les miettes de l'empire romain. Toutefois, l'étude des toponymes typiquement celtes crées entre le Vème et le Xème siècles, témoigne de la survivance de parlers d'origine gauloise.

Le gallo-roman conservera du gaulois des termes appartenant essentiellement à un vocabulaire rural (géographie, géologie), et nous connaissons aujourd'hui à peu près 200 termes de souche gauloise, dont voici quelques exemples :

- le mot " grève " vient de " graba " qui signifiait le sable. Au moyen-âge, le mot grève signifiait le bord de la rivière, et l'expression " faire la grève ", aller sur la place de grève. Le sens moderne ne fut adopté qu'au XIXème siècle.

- " combe " vient de " cumba ", qui signifiait la vallée.

- " braie " vient de " braca ", pantalon.

Les toponymes étaient formés en enlevant l'article du premier mot, et la préposition du deuxième. Il convient également de noter quelques autres caractéristiques du celte que nous retrouvons dans le français, telles l'emploi abusif des démonstratifs, l'apparition de nombreuses périphrases ou encore le recours à une numération vigésimale.

2ème partie:

Afin d'introduire le second constituant du gallo-roman, il nous faut rappeler que les Gaulois étaient en contact avec le monde antique bien avant l'invasion romaine, et notamment avec les Grecs. Ce contact était principalement commercial, comme en témoigne la découverte de vases gaulois dans certaines sépultures grecques.

En fait, les Grecs n'ont abordé en Gaule qu'autour de la méditerranée, et aucune invasion par la force n'a eu lieu. Ils ont installé, en 594 avant J.C., un comptoir baptisé " Massalia ", puis de nombreux autres, dont les principaux étaient " Nicea " et " Citharista ".

En 181, 154 et finalement en 125 avant J.C., les Massaliotes durent faire appel aux Romains pour se protéger de la coalition celte. Les Romains en profitèrent alors pour envahir la Gaule, des Alpes jusqu'aux Pyrénées, ouvrant ainsi un passage qui devait leur permettre d'accéder par voie de terre à l'Espagne qu'ils occupaient déjà depuis 197 avant J.C. Par la suite, ils continuèrent leur invasion jusqu'au lac Léman, et créèrent en 122 avant J.C. la forteresse d'Aquae Sextiae (future Aix-en-Provence) pour y installer le commandement de toute la Gaule Cisalpine.

Ce ne fut qu'en 120 avant J.C. que les Romains s'attaquèrent à la Gaule Transalpine, et y fondèrent une cité appelée " Narbo Martius " (Narbonne), qui devint la capitale politique du territoire qui prit bientôt le nom de Narbonnaise. Les deux flancs des Alpes furent ainsi conquis, et en 49 avant J.C., la citoyenneté romaine fut même accordée aux habitants de la Gaule Cisalpine.

A peu près à la même époque, César (101 - 44) entreprit la conquête de la " Gaule Chevelue ", et ce à partir de Narbonne. Il commença par envahir l'Aquitaine, puis remonta en Gaule celtique par la vallée du Rhône, jusqu'en Gaule Belge.

Cette conquête fut achevée en 51 avant J.C., et quatre provinces furent établies :

- La Narbonnaise (province sénatoriale).

- L'Aquitaine (province impériale).

- La Belgique (province impériale).

- La Lugdunaise ou Lyonnaise (province impériale).

Tout cet ensemble gaulois fut facilement intégré, grâce à une certaine souplesse politique de la part des Romains, et à la facilité d'adaptation des Gaulois.

Mais la " latinisation linguistique " ne fut pas due à l'occupation militaire. Les parlers celtes étaient voisins du latin, et les Gaulois étaient déjà en relation commerciale et guerrière avec la Rome, ce qui explique que cette latinisation ait été facile.

Entre 50 avant J.C. et 50 après J.C., s'est créée une société que l'on appelait déjà société gallo-romaine, et où la langue utilisée était plus romaine que gauloise. Il en était de même pour les mœurs et la culture, d'autant que de nombreuses écoles romaines avaient été implantées dans des villes telles Narbonne, Bordeaux, Toulouse, Vienne, Lyon, Authin ou Trève, lesquelles accueillaient principalement des enfants de nobles ou de marchands, et produisirent de grands auteurs latins.

Seules les campagnes continuaient à parler gaulois et à utiliser les parlers celtiques, les Romains ayant négligé leur latinisation car seule l'exploitation des terres les intéressait.

Officiellement, la langue introduite en Gaule par les Romains était le latin écrit de Rome, utilisé surtout par l'administration et dans les écoles. Mais en réalité, ce latin n'était pas celui en usage dans la grande masse de la population romaine (c'était un latin beaucoup trop littéraire). Si nous divisions le latin en différents genres, nous trouverions en haut de l'échelle le latin officiel, duquel dériverait la langue quotidienne, puis la langue usuelle. Tout en bas de cette hiérarchie se trouverait le " Sermo-vulgaris " et la " lingua rusticalis ", dont il est probable qu'ils constituaient véritablement le latin de la Gaule, puisque c'étaient eux qui étaient véhiculés par les soldats, les esclaves et les prostituées.

3ème partie:

Pour ce qui est des apports des différentes communautés germaniques et des influences des parlers germaniques sur le gallo-roman, il faut noter qu'ils sont antérieurs aux invasions barbares du Vème siècle.

Il y eut en effet, durant la paix romaine, trois sources de germanisation de la langue : les migrations pacifiques, l'installation des vétérans germains et l'installation des colons ou de lètes.

Les premiers contacts avec les Germains remontent à l'époque de César, et furent pris avec les habitants de la rive droite du Rhin. Mais des tribus germaniques s'étaient déjà fixées et mêlées à la population bien avant cette époque, en pays gaulois. Ainsi les Nerviens ou les Némètes étaient-ils des germains celtisés.

Après la conquête romaine, des sources écrites nous permettent de suivre l'immigration des germains dans la province de Gaule, et nous apprennent que dès 38 avant J.C., Agrippin avait permis à la tribu des Ubiens de venir s'établir sur la rive gauche du Rhin, autour de Cologne. De même, au Ier siècle après J.C., les Bataves, qui occupaient jusqu'alors le Rhin inférieur, furent autorisés à fonder une cité : Lugdunum Batavorum.

Cette immigration fut très vite encouragée par les Romains, et fut suffisamment importante autour de la frontière pour que soient distinguées deux provinces : Germania Prima (région de Mayence) et Germania Seconda (qui avait pour capitale Cologne).

Ces terres germano-celtes furent transformées par les Romains, qui en firent quelques-uns uns des centres économiques les plus importants de l'empire, tout aussi bien en développant les voies de communication, qu'en construisant des ponts, en engageant des travaux sur les fleuves et les rivières (le Rhin fut rendu navigable sur une distance à peu près équivalente à celle d'aujourd'hui, et de nombreux canaux furent creusés), en aménageant des ports militaires et commerciaux le long du Rhin et sur les côtes (Portius Itius), ou en exploitant les ressources naturelles (cuivre craie, sable, argile). Par ailleurs, la plupart des artisans de la Gaule du Nord étaient des Germains, les Gaulois ayant plutôt des vocations de cultivateurs.

Ainsi se forma au Nord Est de la Gaule un trilinguisme où se mêlaient substrat celte, strate latine et superstrate germanique. Ce parler se répandit ensuite peu à peu dans les régions voisines, jusqu'à être intégré au vocabulaire de la Gaule toute entière.

La deuxième source de germanisation de la langue fut, avons nous dit, liée à l'installation de vétérans germains. En effet, à partir du IIème siècle, il y eut dans l'armée romaine de moins en moins de Romains. Nous savons par Tacite (55-120) que dès le Ier siècle, des Bataves et des Chauques (tribu du N.E. du Rhin), combattaient dans les rangs de l'armée romaine. Dès la fin du IIème siècle, vinrent s'y ajouter des mercenaires Goths et Francs. Les Francs se firent, par la suite, de plus en plus nombreux, et au milieu du IVème, constituaient l'essentiel des troupes basées en Gaule. Il y eut même des sénateurs francs. Les Alamans (Sud du Rhin Supérieur) furent également, soit fédérés, soit mercenaires dans l'armée romaine. Ils résidaient en garnison et étaient placés aux points stratégiques de la Gaule intérieure.

Le gouvernement romain accorda donc des terres à ces vétérans, d'abord près des frontières puis, au début du IIIème siècle, à l'intérieur de la Gaule. Et même si ces communautés ont d'abord vécu à part, elles ont pourtant forcément légué de nombreux termes militaires, ainsi que des toponymes.

La troisième et dernière source importante de germanisation de la langue sous l'occupation romaine fut l'installation des colons et de lètes. Les Lètes venaient de l'actuelle Allemagne, et étaient certainement d'anciens prisonniers de guerre germaniques, qui se voyaient attribuer des terres dévastées ou abandonnées afin de les remettre en état, et ce en échange d'un service dans l'armée romaine.

Les colons quant à eux se sont installés tout à fait officiellement, comme au Ier siècle. On connaît mal leur nombre, mais on sait qu'ils étaient situés plus particulièrement dans les trois lieux suivants : Amiens, Besançon et Troyes.

En 287-288, Maximien conclua même un traité avec le roi franc, concernant l'installation de Lètes entre la Meuze et la Mozèle. De plus, la Noticia Dignitatum (rédigée en 400 et 410) nous apprend que des préfets ont été tout spécialement nommés pour s'occuper de ces différentes communautés germaniques, avec pouvoirs civils et militaires, et ordre d'organiser l'assimilation dans les écoles. La Noticia Dignitatum nous permet également de situer ces différentes implantations barbares aux alentours de Redona (Rennes ; lètes francs), Baiocas (Bayeux, lètes bataves), Coutance (lètes suèves), Chartres ou encore Poitier…

Tous ces germains furent romanisés, de force ou volontairement, mais ont laissé un grand nombre de termes dans la langue, et la grande différence entre le français et les autres langues romanes vient certainement de ces influences germaniques.

Lorsqu'au Vème siècle, les barrières militaires de l'empire romain s'éfondrèrent, les tribus germaniques déferlèrent sur la Gaule, l'Italie du nord et l'Espagne. Les premiers arrivés furent les Wisigoths, qui entrèrent en Italie du nord pour terminer leur route en Aquitaine, et installèrent leur capitale à Toulouse. Mais les Wisigoths étaient déjà latinisés, et n'influencèrent donc pas le gallo-roman. A la fin du Vème siècle, ce fut au tour des Burgondes de traverser le Rhin, pour s'installer dans la région de Lyon en 469.

Mais l'élément décisif fut l'arrivées des francs. Beaucoup se sont installés en Gaule du nord, pour finir par occuper au Vème siècle tout le nord et le nord-est de la province Belgique. Sous le règne de Childéric, puis surtout de Clovis, toute la Belgique actuelle plus les Flandres, l'Artois, la Picardie, la Champagne, la Lorraine, l'Alsace et les deux provinces germaniques, sont occupées par les Francs. Le terme de Francia (territoire occupé par les Francs) commença à apparaître, mais pour ne désigner que les territoires du nord de la Loire. On y trouve encore de nombreux toponymes finissant par _court ; _ville ; _villiers.

Des termes germaniques qui sont entrés dans le vocabulaire gallo-roman entre le Ier et le Vème siècle, il subsiste aujourd'hui environ 300 mots, tels : " le blé " (radical germanique " blad ") ; " le bois " (" bosc ", le bûche) ; " jardin " (radical " gard ", enclos) ; " maçon " (" makjo ", l'homme qui pétrit la glaise) ; " loge " (radical " laobra ", abri de branches et de feuilles) ; " guérir " (" warjan ", protéger de la mort)… etc.

Conclusion:

Ainsi donc, nous voyons que la période de formation du gallo-roman s'étend sur une durée allant d'environ 120 avant J.C. jusqu'au Vème siècle après J.C. (règne de Clovis), époque à laquelle débute la différenciation progressive des différents parlers romans et où le gallo-roman du nord prend ses caractères propres : début de l'élaboration du français.

Notons cependant que les premières traces écrites du gallo-roman du nord ne datent que du VIIIème siècle, et apparaissent avec le glossaire de Reichenau (premier monastère fondé en territoire germanique, sur une île du lac de Constance).

© GUICHARD Jérôme.
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